LE SOLEIL POUSSE

il entre

pâle et vêtu d’un long manteau noir

il pose son index sur ses lèvres

il demande le silence

il regarde ses cuisses

il lève son regard vers elle

il la supplie de tout son corps

elle comprend

elle ne tremble pas

elle se lève lentement de la banquette en bois

elle se plante près de la fenêtre

il ôte son manteau

il lui tend

il entre dans le coffre

elle s’approche

elle baisse le couvercle

elle se rassoit

elle pose le manteau noir sur ses cuisses

elle tend son regard vers le paysage qui défile

elle regarde la campagne

elle ne tremble pas

la campagne est belle et tranquille

la campagne ne sait rien de la guerre

la machine file le long des rails

elle se souvient quand elle la regardait depuis la fenêtre de sa chambre

maintenant elle est dedans

maintenant elle est dans la machine

maintenant elle doit travailler

maintenant elle a peur

le train s’arrête en gare

des hommes montent dans la machine

ils sont grands et leurs mots font comme des couteaux

ils en lancent dans chaque wagon

ils en lancent dans chaque compartiment

le bruit de leurs pas fait choquer son cerveau contre son crâne

le temps d’un instant tout devient silencieux

rien ne bouge

le temps paraît figé sur place

comme la lumière

comme le paysage

comme son cœur dans sa poitrine

puis soudain l’avalanche

les pas déboulent

la porte s’ouvre

un homme lance les mots qui font comme des couteaux

il en plante un dans ses yeux

il en plante un dans son crâne

il en plante un dans sa poitrine

elle fait un léger non de la tête

les lames s’enfoncent plus loin dans son corps

elle ne cille pas

elle baisse son regard vers le sol en bois

son visage devient rouge

elle sent comme une déflagration dans son bassin

l’homme renifle sa peur

l’homme sourit

elle sent son sang se geler

les secondes font comme des siècles

le silence l’enlace dans ses bras de mort

elle sent déjà les mains s’abattre sur sa gorge

l’homme dit « Bonne journée. »

ses mots n’ont pas frappé

les mains se sont évaporées

les couteaux se sont enfuis

avec la machine le temps reprend sa course le long des rails

le sang se réchauffe

les larmes jaillissent

elle a fait non de la tête

elle n’a rien dit

elle n’a pas dit qu’il était sous elle

elle n’a pas tendu le manteau

elle a menti aux hommes et leurs pas qui font trembler les crânes

elle a menti aux hommes et leurs mots qui font comme des couteaux

elle ne sait pas si c’est bien

elle ne sait pas si c’est mal

elle ne se sent ni triste ni gaie

elle ne se sent ni honteuse ni fière

elle se sent comme la campagne

qui ne sait rien de la guerre

elle regarde le paysage défiler

calme et tranquille

elle n’a pas cillé

elle n’a pas tremblé

elle l’entend maintenant respirer sous ses cuisses

il dit: « Merci. »

elle serre le manteau

elle regarde la campagne

le soleil surgit à l’horizon

il entre dans sa peau

poème publié en octobre 2022 dans la revue Bacchanales (Maison de poésie Rhône-Alpes), sur le thème « Désobéissances »,

lu en public Chez Mona (Paris), lors d’une Petite veillée de Chloé, sur invitation de Chloé Delaume, le 16 octobre 2022,

photographie d’illustration: Cédric Merland

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