La Hague, juillet 1944

s’il est venu sur cette plage
il y avait probablement ces mêmes vagues régulières
ce même ciel immense
cette même ligne d’horizon imperturbable
ce même sable ces mêmes galets ces mêmes algues ces mêmes mouettes
ces mêmes bestioles qui chatouillent les chevilles quand vous marchez
la même sensation de l’eau sur la peau
en cette saison il a pu se baigner
s’est-il dit – comme moi – qu’elle était un peu fraîche?
ou que la douceur du vent et des vagues sur son corps contrastait avec ce qu’il avait vécu
depuis un mois, depuis le débarquement à Sainte-Marie
que la vie est bien étrange pour ne pas dire folle
à se demander s’il n’avait pas rêvé
à contempler la mer à cet instant
son ressac paisible et régulier
les mouettes se regroupant à la surface de l’eau
un sentiment d’éternité l’englobait
il avait toujours été là
il avait imaginé les derniers mois
en fermant les yeux, il se laissait aller à cette sensation aérienne
il était le vent, il était l’eau, il était les mouettes, il infusait dans l’air ambiant
l’espace d’un instant, il ne sentait plus le poids de son corps, ses blessures, les images des cadavres, le bruit des balles, l’odeur du sang, le cri des hommes
instant d’arrêt
retenir son souffle le garder un peu
il n’y a plus que les vagues et le vent sur la peau
le rythme des éléments l’avale complètement
Nous sommes lundi 12 septembre 2021 et je suis assise sur cette plage. Au fond, sur les galets. Un photographe observe ce qu’il pourrait capter d’intéressant. Un couple à ma droite se demande s’il ne faudrait pas avoir une discussion avec les enfants. Il y a quelques baigneurs, l’eau est bonne. On entend un zodiac, il file le long de l’horizon. Il y a des marcheurs, avec ou sans bâtons, une femme au bord de l’eau renvoie la balle à son chien. Une autre prend le soleil, poitrine nue. Une autre, enfin, fait du longe-côte, une activité physique prisée des séniors. Je pense à Franck. Qui est peut-être venu sur cette plage. Qui a fermé les yeux. Les vagues ont-elles recouvert, l’espace d’un instant, les hurlements des camarades dans sa tête ?